Il avait vu Shasta rentrer toute fière d’elle : elle avait une piste. Des infos au sujet d’Hypno. Adossé à un mur, caché par les ombres grandissantes du crépuscule, il l’avait vue s’entretenir avec Centurion. Et Centurion était venu le voir, lui, pour lui confier une mission qu’il ne pouvait refuser. Shadow s’était détourné de lui sans un mot, sa façon de lui tourner le dos signifiant dans sa nouvelle langue qu’il acceptait ce boulot.
La piste était facile à suivre. Ses contacts de Sighthill se montraient toujours très coopératifs, voire beaucoup plus depuis son retour de France. Shadow était l’image de Pinxit. Il faisait peur, intimidait même…tout ce qu’inspirait la tour de verre elle-même, là, au cœur de la ville. En un rien de temps il avait su où bossait cette Hetienne Faraday. Restait à lui rendre une petite visite.
Le Chop Lab. était la clinique des désespérés. Enfin, pas tant que ça, parce que ces salopards demandaient quand même de payer une petite fortune. L’aspect asile désaffecté de l’endroit ne donnait pas franchement envie. Shadow jeta un œil à la clientèle ambulante : tous des augmentés bas de gamme, branlants sur leurs implants bons à jeter. Il se demanda quel chanceux avait hérité des membres de haute technologie de son frère Hypno.
Entrer là-dedans et demander après miss Faraday comme le tueur qu’il était…franchement, c’était une mauvaise idée. Il devait l’interroger voire lui arracher des infos. Il ne la tuerait qu’une fois ces infos obtenues. La violence était souvent une solution mais étrangement, cette fois, Shadow pensa le contraire. Si cette fille bossait au Chop Lab., elle devait être habituée aux durs et savoir résister au minimum à la douleur. Il ne pouvait se permettre de la brutaliser ici. Il décida donc d’essayer à la manière douce et, si jamais les choses venaient à mal tourner…la ramener à Pinxit. Centurion saurait y faire. Shadow, lui, était un tueur propre.
Il entra. Une pétasse à ce qui semblait être l’accueil le salua bien comme il faut. Shadow ne dit rien –il avait comme oublié comment parler, et montra simplement son bras augmenté.
– Ah pour ça, faudra aller voir Faraday.
Shadow arqua un sourcil. Donc, elle avait déjà vu ce genre d’augmentations. Elles n’avaient rien de courant. Même Winslow Medical ne fabriquait pas d’augmentations militaires de si bonne qualité.
– Ouais, c’est elle qui connait ces trucs-là. Elle est au dernier étage. L’ascenseur est foutu, faudra que vous preniez l’escalier.
Shadow acquiesça d’un signe de tête et se dirigea vers la cage d’escalier. Alors que ses jambes cybernétiques enchaînaient les marches en émettant tout juste un sifflement de polymère échauffé, il croisa de nouveaux augmentés qui avaient toutes les peines du monde à descendre ou monter un étage. A l’étage de miss Faraday, ce qui s’apparentait à une salle d’attente était vide. Shadow y erra un moment. Il semblait ailleurs, songeur, tandis ce que ses doigts de métal effleuraient la vieille table basse. Des gens sont venus ici pour se faire implanter les restes de mon frère…
Ce crime ne resterait pas impuni.

Elle ne le surprit pas. Shadow se sentait en sécurité : aucune raison de sursauter. Après tout, il était le prédateur alpha ici. Il se figea une seconde avant de daigner tourner la tête vers miss Faraday. L’éclairage ambiant se reflétait sur ses iris et en faisait ressortir leur teinte bleu givre. Il la regarda en silence, comme s’il l’analysait. Et c’était le cas : ses yeux la photographiaient et envoyaient directement les fichiers à Mantis. C’est elle ? Oui. Excellent.
Un semblant de sourire étira les lèvres de Shadow. Tu te souviens comment on sourit ? Il glissa sa main dans son manteau et en extirpa des billets soigneusement réunis en une liasse compacte.
– L’argent n’est pas un problème.
Evidemment. D’ailleurs cet argent avait été touché de nombreuses mains, et il était même étonnant de ne pas y trouver des taches de sang. Car ceux qui y mettaient la patte ne survivaient généralement pas bien longtemps.
Il rangea la liasse et fit volte-face à la jeune femme. Etrangement, elle lui inspirait un sentiment familier. Le même genre de sentiment qui s’imposait en présence du docteur Kingsley. Un mélange détonant de malaise et de dégoût. Quelle était la probabilité de tomber sur un phénomène du genre ? Au moins, celui-là, Shadow aurait le droit de lui tirer une balle dans la tête.
D’un signe de tête en direction du rez-de-chaussée, il désigna la pétasse de l’accueil.
– Elle m’a conseillé de venir vous voir.
Il y a quelques mois, critiquer sa façon bien particulière de l’accueillir aurait été trop tentant. Il y a quelques mois, il aurait comparé cette pétasse augmentée et une pute bien connue des autorités de Glasgow. Mais comme beaucoup de sa personne, Shadow avait perdu sa langue en France. En perdant son sens de l’humour, il était devenu froid comme de la glace. En perdant tout le reste, il était devenu une machine à tuer. Mais ça ne l’empêchait pas de sourire.
– J’ai quelques soucis techniques.
Il fit jouer les muscles cybernétiques de son épaule et mima une expression de douleur. Rien de difficile : celles-là, il les connaissait bien. L’essentiel était d’arriver à faire croire à un dysfonctionnement quelconque et à se retrouver totalement seul en compagnie de cette fille.
– Il paraît que vous savez y faire.